Impact des habitudes de vie sur la santé – Dr Luc Martinez
Palais du Luxembourg – Salle Monnerville – 19 septembre 2012
Merci de donner l’occasion à la médecine générale de s’exprimer sur ce sujet d’importance. Le professeur Harousseau et Yann Bourgueil ont bien mis en évidence le rôle majeur de la médecine générale dans ce contexte de soins. Je suis médecin généraliste, toujours en activité. J’exerce à Bois-d’Arcy dans les Yvelines. Je partage mon temps entre exercice clinique, recherche clinique et évaluation économique de la santé. Ma réflexion rejoint celle de la Société française de médecine générale et aussi les conclusions des exposés précédents.
Le rôle de médecin généraliste dans l’éducation à la santé est défini par la loi « Hôpital, patients, santé et territoires », qui précise quelles sont ses missions dans le système de soins de premier recours, ce qui est nouveau par rapport à ce qui existait jusqu’à présent. Le médecin généraliste contribue donc à l’offre de soins et surtout assure le dépistage et le suivi du malade, ainsi que l’éducation pour la santé. Sur un plan légal, le médecin généraliste doit participer aux actions d’éducation à la santé et de promotion des méthodes de dépistage. Nous allons voir comment il peut le faire, à quel prix, et si cela est possible dans le système de soins actuel.
La consultation autour des habitudes de vie met en scène trois acteurs : le médecin généraliste, le patient et derrière eux, en filigrane, la société, qui est aussi en attente. Le patient est au centre des décisions. C’est lui qui décide de modifier ses habitudes de vie. Il en a la responsabilité, et on ne peut pas la lui retirer. Quand le patient a des comportements de vie qui ne correspondent pas aux standards, le médecin n’est pas là pour le culpabiliser, mais il doit essayer de comprendre ce qui fait qu’il n’arrive pas à s’assumer ou à se cadrer sur ces standards et l’aider à y parvenir. Le patient est en attente d’un bénéfice plus ou moins immédiat. C’est-à-dire qu’avec la nutrition ou l’exercice physique, il va vouloir constater rapidement qu’il a perdu du poids par exemple, que ses paramètres biologiques se sont améliorés, et qu’il a une meilleure qualité de vie. Il voit que cela a changé, qu’il a perdu quatre kilos, qu’il se sent mieux, qu’il court plus vite et plus longtemps.
Si vous lui parlez de bénéfices à plus ou moins long terme – et cela a été évoqué tout à l’heure par le docteur Lecerf –, de réduction de la probabilité de survenue d’un événement à 10 ans, pour lui cela n’a aucun sens. Vous, individus en tant que tels, vous êtes bien portants, et dans 10 ans, soit vous serez toujours bien portants, rien n’aura changé, soit vous serez décédés. La loi est binaire. Ces notions de probabilité sont simplement des notions de population qu’un patient a beaucoup de difficulté à appréhender.
D’ailleurs, quand on demande aux médecins de définir un risque, ils l’expriment rarement en termes de diminution de la probabilité de survenue d’un événement sur la durée. Le médecin, comme le patient, est au centre de la prescription de changement des habitudes de vie. Il a des attentes, comme tous les acteurs qui participent au changement de comportement, et ses attentes sont relativement immédiates.
D’abord pour sa satisfaction professionnelle : quand on exerce, on est content de pouvoir dire qu’on a des résultats. Il a aussi besoin de se valoriser auprès de son patient. Il faut donc qu’il apporte des preuves tangibles de son efficacité, d’où la difficulté des modifications de comportement face aux médicaments. La valeur symbolique du médicament est de clôturer la consultation avec une reconnaissance de l’état pathologique du patient. Les consultations qui sont centrées autour des habitudes de vie ne possèdent pas encore cette valeur. On voit là le rôle des professionnels de santé, mais aussi celui de la société, car les représentations d’un groupe d’individus, ses croyances, sont déterminées par tout son environnement.
Le professionnel de santé connaît le bénéfice de la valorisation à long terme au niveau d’une population, mais il ne pourra pas s’en servir pour valoriser son action auprès du patient qu’il a en face de lui. La société est aussi en attente d’un bénéfice. Plus ou moins d’économie dans le domaine de la santé, pour une meilleure santé publique. Si faire se peut, en tentant de minimiser les pertes de productivité. La collectivité a une vision à plus long terme, qui est l’amélioration de la santé des populations au meilleur coût, puisqu’on est dans un système où les budgets sont finis, et on ne peut pas dépenser comme on veut.
Pour faire ressortir la dimension clinique des modifications de mode de vie, je me suis appuyé sur un programme mené aux États-Unis. Ce type de modèle expérimental n’existe pas en France, c’est le Diabetes Prevention Program (DPP), qui a les caractéristiques d’une étude d’intervention expérimentale.
C’est une étude randomisée, c’est-à-dire qu’il y a une répartition aléatoire des sujets entre trois groupes d’intervention. Un premier programme destiné à modifier de façon intensive les habitudes de vie des patients, un deuxième programme où on se contentait de donner un placebo de médicaments, et un troisième groupe où les patients recevaient de la metformine.
L’objectif de cet ambitieux programme était de retarder ou d’empêcher l’apparition du diabète de type 2 chez des sujets à haut risque de diabète. Ces sujets étaient caractérisés par un surpoids, parce qu’ils avaient tous un IMC à 34 kg/m2. En moyenne, ces individus mesuraient 1,70 m et pesaient autour de 94 kg. Ils avaient une intolérance au glucose, ce qui les faisait entrer dans un groupe de patients à haut risque de développer un diabète.
Dans le groupe placebo et dans le groupe metformine, les participants à ce programme, qui ne sont pas des patients, parce qu’ils ne consultent pas les médecins pour un problème de santé, suivaient une première session individualisée de 30 minutes où on leur délivrait un certain nombre de conseils concernant l’hygiène alimentaire de vie, d’une part, et la pratique régulière d’activités physiques d’autre part. Ils recevaient également une brochure. On leur délivrait des comprimés de placebo ou des comprimés de metformine. Le troisième groupe (groupe intensif), qu’on voulait utiliser pour prouver l’effet bénéfique de l’intervention, avait un pro- gramme très intensif, puisque pendant 24 semaines et une fois par semaine les participants bénéficiaient de séances individuelles avec un moniteur particulier, qui leur parlait de la pratique de l’exercice physique, de régime à suivre, des modalités de calcul des rations caloriques, de la façon de préparer des repas adaptés au programme. Ensuite, ils étaient suivis de très près pendant trois ans.
Tous les ans, ils avaient une rencontre avec leur moniteur, où on essayait d’identifier les freins à l’adhésion au traitement et où on leur proposait des solutions alternatives pour pouvoir atteindre les objectifs. À la suite de cette phase de trois ans, le programme a été prolongé pour avoir une vision à dix ans. Pendant une première période d’un an, tous les participants se sont vu offrir la possibilité de suivre un programme en 16 semaines, comme dans le groupe d’intervention ; mais cette fois-ci, au lieu d’être individualisé, il été réalisé par groupes d’individus. Après cette phase d’intervention, chacun des participants a été suivi pendant cinq ans et assistait une fois par an à une session dédiée à l’éducation à l’hygiène de vie, aux modifications des habitudes alimentaires, à la pratique de l’exercice physique.
Les personnes qui avaient été sélectionnées dans le groupe intervention du tout début de l’étude restaient toujours privilégiées et bénéficiaient de ce que les Anglais appellent des séances de « boosting», qui leur permettaient de renforcer les acquisitions qu’ils avaient faites au cours des trois premières années de l’étude.
C’est donc un programme relativement lourd, qui a mis en jeu des professionnels à compétences multiples pour suivre un objectif : la modification des habitudes de vie. Les résultats sont très intéressants. En tout, 3 000 individus ont participé à l’étude (1 000 dans chaque groupe). Ils avaient un âge moyen de 51 ans, un diabète qui évoluait depuis neuf années et étaient manifestement en surpoids, voire tous obèses, puisqu’ils avaient un poids moyen de 94 kg. Que voit-on ? En termes de bénéfices immédiats pour le patient, dans le groupe intervention il y a eu une perte de poids d’à peu près 5 kg en trois ans. Dans les deux autres groupes, peu de perte de poids, un peu plus dans le groupe metformine et on connaît aussi les propriétés de ce médicament dans l’aide à la perte de poids, qui est de 2 kg en moyenne. À dix ans, les effets bénéfiques diminuent. On reste toujours positif dans le groupe intervention. Il y a un phénomène de rémanence de toutes les interventions d’éducation qui fait que les sujets ont toujours une perte de poids supérieure à celle des autres groupes. Ils ont cependant perdu presque la moitié du bénéfice de l’intervention intensive.
En termes d’activité physique, on obtient les mêmes résultats. J’ai converti cela en nombre d’heures – semaine d’une activité physique d’intensité modérée, ce qui correspond à une marche rapide. Ce qui est surprenant, c’est que dans le groupe metformine, les gens déclaraient un temps d’activité physique équivalent à trois heures (ou 2,9 heures) par semaine. Dans le groupe intervention, ils étaient à 2,7. Nous avons donc bien une augmentation de la pratique d’une activité physique à l’issue des trois ans de programme. Au bout de dix ans, c’est oublié, les gens sont tous revenus au même niveau.
Si l’on regarde maintenant l’effet bénéfique de l’intervention au niveau des résultats à plus long terme, on voit qu’elle a une incidence sur la survenue du diabète, avec une diminution de 58 % dans le groupe intervention par comparaison au groupe placebo.
On a aussi une amélioration de l’espérance de vie, et donc une diminution de la mortalité et de la morbidité de 31 %, dont un tiers dans le groupe metformine. À dix ans, le bénéfice diminue, mais il reste positif, en faveur de l’intervention. Le délai ou le report d’apparition du diabète est de quatre ans dans le groupe intervention et de deux ans dans le groupe metformine.
Cet indicateur n’a probablement pas un grand sens pour le patient. Il peut avoir un sens et un intérêt pour la collectivité, dans la mesure où il faudrait associer à ce bénéfice clinique les coûts et le report de coûts et voir si le jeu en vaut la chandelle. Il est important de savoir dans quelle mesure les patients ont adhéré à ce projet thérapeutique lourd. À l’issue de la période de trois ans, durant laquelle ils étaient « cocoonés » et ne restaient pas seuls, sans contacts avec l’équipe du projet plus d’un mois, on a observé 95 % d’adhésion aux traitements dans le groupe intervention et 77 % et 72 % dans les deux autres groupes de comparaison. Juste pour information, chez les patients diabétiques de type 2, que vous mettez sous médicaments pour faire baisser le diabète, on sait qu’à un an 50 % ne prendront plus correctement leurs médicaments. Ce défaut d’adhésion au projet thérapeutique est indépendant du niveau socioculturel du patient. Ce n’est pas parce qu’on a fait plus d’études qu’on sera plus adhérent. On adhère à un projet thérapeutique s’il correspond à nos propres convictions, forgées par notre expérience de vie.
Je ne vous ai pas donné les coûts de ce programme en valeur absolue, puisque nous sommes dans un système différent, le système américain. Grosso modo, le coût pour la prise en charge d’un individu dans ce protocole était de 100 000 dollars. La différence de coût entre le groupe intervention et le groupe placebo était de 1 226 dollars.
Les coûts de production associent les coûts médicaux directs et des coûts indirects, non médicaux ; l’achat d’un wok pour faire sa cuisine selon les règles diététiques, l’achat de produits à bonne valeur énergétique, avec une répartition correcte des différents nutriments pour permettre d’atteindre les objectifs, l’achat d’une paire de chaussures, l’inscription à une salle de sport, les coûts de transport pour pouvoir se rendre à la salle, aux 16 consultations pendant les 24 premières semaines. La différence en termes de coûts de production est de 2 650 dollars sur dix ans.
D’autre part, on s’aperçoit que le coût sera le même que l’on donne de la metformine ou un placebo. Il est intéressant de regarder le résultat, parce qu’à un coût, il faut un résultat. Le résultat a été mesuré en prenant le point de vue du patient. C’est une mesure qui pondère l’espérance de vie, le nombre d’années qu’il reste à vivre, en fonction de la qualité de vie passée. Si on vous dit que vous allez gagner 20 ans d’espérance de vie, mais que vous les passerez dans des conditions effroyables, vous allez souvent préférer arrêter toute prévention. Le QALY utilisé dans cette étude évalue le nombre d’années de vie gagnées et passées en bonne santé. Dans l’étude Diabetes prévention program, il y a eu une amélioration du QALY dans le groupe intervention d’à peu près 12 % par rapport au placebo.
Le ratio coûts/résultats, pour les coûts médicaux directs, est de 10 000 dollars pour une année de vie gagnée en bonne santé.
Ce n’est pas un indicateur qui est utilisé de façon fréquente en France, mais c’est très utilisé par les Anglo-Saxons et dans le NHS (assureur anglais). On considère qu’une nouvelle technologie, qui a un rapport coût/efficacité en dessous des 20 000 livres, c’est-à-dire à peu près l’équivalent de 30 000 dollars, est acceptée par la collectivité qui accepte de payer.
La Finnish Diabetes Prevention Study, étude menée en Finlande, apporte les mêmes résultats que le Diabetes Prevention Program. En France, nous n’avons pas d’étude d’intervention mais nous avons des données indirectes issues du PNNS, avec l’intervention d’un plan de santé publique. Les techniques sont différentes. On a visé un public beaucoup plus large et essayé de modifier les comportements. Le résultat est modeste, mais il est difficile d’analyser les résultats : à quel mécanisme peut-on attribuer le changement de comportement ?
Le message clé de ces deux études, c’est que pour aboutir à un résultat, il faut des interventions complexes qui vont agir sur l’information, mais qui vont aussi proposer une éducation des patients. Cela ne suffit pas, il faut y associer un soutien psychologique des individus pour essayer de comprendre quels sont les freins à l’adhésion et leur proposer des solutions alternatives. Ces interventions nécessitent une coordination. Elles ne peuvent pas être isolées. Les procédures sont relativement lourdes. Dans ce contexte, le paiement à l’acte est contre-productif. Je ne suis pas le seul à le dire. Lise Rochaix, de la HAS, a beaucoup publié sur cette problématique. L’absence de rémunération spécifique pour ce type d’intervention n’encourage pas sa pratique. Enfin, cela a été dit, le médecin généraliste isolé dans son coin ne peut intervenir seul. Il y a une nécessité de fédérer toutes les compétences et il faut penser le système en amont.
Il serait donc illusoire de penser que les médecins généralistes peuvent seuls intervenir sur les modifications des habitudes de vie, même si nous sommes les premiers à être contactés par les patients qui recourent au système de santé. Nous ne pouvons pas tout faire tout seuls : la consultation de dépistage du mélanome, les attitudes de prévention, la mesure de la tension… C’est impossible. D’autre part, il n’y a pas de système réussi sans bénéfice pour tous les acteurs, toutes les parties prenantes du système. Il faut donc anticiper et se demander quels sont les bénéfices attendus, qui ne sont pas forcément financiers. Ils peuvent être aussi organisationnels.
Si l’on facilite les modalités d’exercice entre les professionnels de santé et les médecins généralistes, comme cela a été fait dans le cadre d’expérimentations existantes, on pourra passer à la vitesse supérieure. Il faut envisager et favoriser une véritable coopération entre professionnels de santé et regrouper dans un même lieu toutes les compétences utiles. Dans ce cadre-là, les médecins généralistes sont tout à fait disposés à apporter leur contribution et à s’investir dans ces projets.
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