Loi de santé publique : peut-on politiquement décréter les changements ? Pascal Beau
Palais Bourbon – Salle Colbert – 20 Novembre 2014
Quand vous dites à quelqu’un qu’il a une consommation à risque,s’il n’y a pas déjà de conséquences immédiates, il va évidemment ne pas en tenir compte. L’usager ou le consommateur que nous sommes ne se projette pas suffisamment dans la durée quant à ses comportements à risque. Si vous lui déclarez : « Tu auras peut-être des problèmes dans vingt ans… », cela le touche à peine, c’est hélas une posture classique en santé publique. Un risque différé n’est pas perçu comme tel !
Regardons ce qui se passe en Europe en matière de santé car nous ne sommes pas tout seuls. Le philosophe Alain disait : « Se comparer, c’est vouloir être intelligent. » Que font les autres pays mieux que nous ? Sont-ils plus intelligents que nous ?
Je vais être le plus court possible car existe une 33e affection de longue durée en France, c’est la logorrhée des textes. C’est une pathologie lourde, invalidante, grave !
En ce qui concerne la compétence-incompétence des traités des instituts, il n’y a pas de compétence organique sur la santé, je pense pouvoir l’affirmer après quarante ans de déplacements dans l’Union européenne et dans le monde entier. Bruxelles n’est pas chargée d’organiser et de décider pour notre santé, que ce soit définitivement clair. Ce n’est pas à 28 que l’on va faire ce que l’on n’a pas fait à 6, 9, 12, 15. Les écarts de situations, de comportements et de conceptions sont trop importants. De toute façon, seuls trois statisticiens travaillent sur la santé à Eurostat. Ce n’est pas avec trois malheureux et sympathiques statisticiens que vous allez faire une politique de santé européenne !
Les systèmes de santé relèvent de l’ordre national. Si nous avons des problèmes, ne disons pas que c’est Bruxelles qui nous empêche de respirer. Notre problème, c’est nous, c’est notre incapacité à être collectif.
Quelques-uns expliquaient que les nuages de Tchernobyl s’arrêtaient à Strasbourg. Je ne sais pas comment, mais ils se sont arrêtés à Strasbourg, ils ont contourné le territoire, ils sont passés par l’Allemagne, et sont remontés par l’Espagne, et ils sont allés dans l’Atlantique. Mais non, hélas ! Les nuages ne se sont pas arrêtés à Strasbourg, il est donc nécessaire de se parler et de se voir entre représentants des différents pays de l’Union.
Vous n’avez pas idée du travail qui est fait au niveau des ministères concernés : les gens se voient, échangent et ce n’est pas la peine de créer des machins à la française, des commissions sempiternelles, pour faire fonctionner ce travail d’échange et d’incitation. Il fonctionne de lui-même. Encourager et agir, inciter les États à agir et à converger dans les modes d’action, cela me paraît beaucoup plus intelligent que de faire ce que notre ami Gramsci appelait le « culte français ». Cette 34e maladie, qui s’apparente aussi à la 33e, ce sont les superstructures. Plus il y a d’institutions, moins on agit…
Des agences travaillent pourtant sur des points de convergence. Mais elles ne décident pas. Ce ne sont pas des moteurs qui décident en lieu et place de l’État, du Parlement français et des acteurs dans le domaine de la santé française.
Il existe quand même une stratégie européenne en matière de santé publique : Europe 2020. Dans la stratégie nationale européenne de santé publique adoptée en 2014, et qui va donc être appliquée, on retrouve quatre objectifs principaux :
- rendre les systèmes de santé innovants et viables. Oui, parce que nous ne sommes pas tous à égalité de capacité en la matière. La France est bien placée, si elle veut bien se bouger un peu;
- améliorer l’accès aux soins de qualité. Favoriser la santé et prévenir, protéger les citoyens des menaces sanitaires transfrontalières. La priorité aujourd’hui est la grande inquiétude sur le virus Ebola, mais j’enfonce une porte ouverte ;
- le troisième objectif du programme européen 2014‑2020, ce sont les bonnes pratiques des États. Nous avons des fonctionnaires européens qui sont intelligents et se disent : « Au lieu de refaire le monde à la française, cherchons ce qui marche le mieux et faisons en sorte que les autres le sachent » ;
- et évidemment, les luttes contre l’alcoolisme et l’obésité, des nécessités qui ne sont pas que nationales. Le dossier des pathologies chroniques est aussi très présent. C’est un sujet sur lequel, d’ailleurs, il faut saluer le travail de la Direction générale de la santé française qui a beaucoup oeuvré en la matière, notamment sur la problématique du cancer sur laquelle la France n’était pas vraiment bien placée, il y a de cela une dizaine, une quinzaine d’années.
La Direction générale de la santé et des consommateurs (SANCO) dispose d’un budget de 75 millions d’euros par an pour régler la santé de 540 millions d’Européens. Or, je vous rappelle que les dépenses de santé en France sont de 250 milliards et le déficit cumulé de 218 milliards. Je parle de milliards, eux raisonnent en millions.
Que penser de l’action de l’Union européenne en matière de santé ? Elle a ses limites, je l’ai dit, il n’y a pas de compétence organique, tout relève de l’ordre national. Il y a, par contre, un
principe de subsidiarité, c’est-à-dire que l’on agit là où c’est utile, nécessaire, intelligent, efficace. C’est comme cela que l’on voit les choses et c’est très positif.
Les moyens financiers sont limités : 150 millions d’euros au total sur l’ensemble des programmes communautaires pour les infrastructures et la gestion dans le domaine de la santé ; mille collaborateurs à la DG SANCO ; 2 000 personnes au niveau de l’ensemble des institutions communautaires qui s’intéressent peu ou prou à la santé (je rappelle qu’il y a en France 2,3 millions d’emplois dans le domaine de la santé) ; 150 millions d’euros, tout compris, sur les 135 milliards d’euros de budget annuel de l’Union européenne. Le budget de l’UE est cantonné à une règle du PIB de 1,01 point du PIB de l’Union européenne. Donc, le PIB de l’Union européenne est d’à peu près 14 000 milliards d’euros.
Mesdames et messieurs, ce n’est pas Bruxelles qui va résoudre nos problèmes. Ils sont sympathiques, il faut les écouter, parce que parfois ils disent des choses très sensées. Évidemment, je ne parle pas du contexte politique mais je suis quand même un militant de l’Union européenne, j’ai connu la période de Jacques Delors, c’était autre chose.
Les écarts de situation, je l’ai dit d’un mot, sont considérables. Entre ce qui se passe chez nos amis roumains (que je ne juge pas négativement) et nos problèmes français, vous n’avez pas simplement un écart quantitatif. Existe aussi un écart qualitatif très important. On ne parle pas forcément des mêmes choses et cela affaiblit forcément la portée opérationnelle du travail de l’Union européenne. Mais il y a quand même une forte volonté, il faut encore une fois saluer les volontés des acteurs de l’Union européenne, en tout cas des acteurs « fonctionnaires », ou des acteurs professionnels tout court, pour faire évoluer les choses.
La France est-elle bien placée sur le plan de la prévention ? Ce n’est pas évident à trancher quand vous regardez les différents indicateurs. Il y a des domaines où nous sommes très bons et des domaines où nous ne sommes pas bons, voire carrément mauvais. Donc les données sont disparates, pas toujours fiables, mais nous avons fait des progrès, c’est incontestable.
Les domaines où nous ne sommes pas bons, vous les connaissez, comme moi : la mortalité par cancer – même s’il y a des progrès –, le suicide, ce que j’appelle l’accidentologie, les transports. Songez qu’il a fallu quand même un coup de poing sur la table de l’ancien président de la République française en 2002 pour mettre des radars sur les routes pour nous calmer, parce qu’il fallait nous calmer tout simplement. C’est pour cela que l’auto-prise en charge des comportements c’est bien, mais il y a une limite quand même. Il faut de temps en temps taper du poing sur la table. Faire tout reposer sur la seule bonne volonté de chacun connaît des limites…
Nous ne sommes pas non plus très bons dans la lutte contre la mortalité infantile, mesdames et messieurs, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Beaucoup de pays font mieux que nous, et pas forcément ceux qui dépensent le plus. Le tabagisme, là j’enfonce une porte ouverte. L’alcoolisme également !
Diabète, surpoids, tout cela est connu. Petite enfance et adolescence. Ce qui m’apparaît important ce ne sont pas tellement les moyennes, car la dictature de la moyenne ne résout pas notre problème. De plus, un progrès général peut masquer des reculs particuliers et des écarts accrus de situation. Ce sont les écarts apportés aux moyennes qui compteront davantage demain. À une heure de voiture d’ici, nous avons des écarts qui peuvent correspondre parfois à des situations soit intracommunautaires soit tout simplement au niveau de l’OCDE, dans des pays en voie de développement par rapport à nous. C’est ça le problème. Ne raisonnons pas en disant : « On a fait un gros progrès, on a progressé de 2 % ! » Oui, mais si l’écart s’est accru, cela veut dire que certains ont profité de la situation. Ils sont certainement dans cette salle. Et ceux qui ne sont pas dans cette salle n’ont pas profité de la situation, cela veut dire que nous ne sommes pas bons.
Les comportements sociaux. Le rapport qualité-prix s’améliore, mais nous dépensons beaucoup, bêtement, nous gaspillons l’argent parfois pour des résultats peu signifiants. Et je parle sous la gouverne de mes amis médecins généralistes. Excusez-moi, mais j’ai entendu ce matin des choses totalement fondamentales. Faire dix ou douze années d’études médicales pour faire du travail à la chaîne, si c’est cela l’avenir de la médecine, eh bien vous commencez à comprendre une partie de la crise médicale actuelle.
Quelques suggestions, j’enfonce encore des portes ouvertes, mais c’était bien de les enfoncer et de marteler au moins pour réveiller la salle, la société des écarts. Oui, la société des écarts, je l’ai dit : écarts sociaux, écarts des âges, écarts spatiaux – la « spatialité » sociale (la question des territoires et des parcours) devient un enjeu considérable –, écarts culturels, évidemment tout se tient. Nécessité d’une politique globale volontaire. Il faut parler santé. Cher député Gérard Bapt, je souhaiterais, comme beaucoup de Français, que ce quinquennat serve à quelque chose sur la santé. Une démarche intégrée, évidemment. Arrêtons les clivages d’antan, ils ne nous intéressent plus. Tout le monde fait de la prévention ou de la promotion de la santé. Pas sûr que cela soit bien fait, car cela requiert du professionnalisme, des méthodologies. Il y a des pays plus avancés que nous, je pense notamment aux pays d’Europe du Nord. Vous allez me dire encore « Vous ressassez », mais pour une fois, ce n’est pas l’Allemagne qui va nous donner des leçons en matière de prévention, c’est plutôt l’Europe du Nord. Mais vous voyez bien que la conception, la prévention, je le dis souvent, c’est de l’organisation. C’est d’abord de l’organisation. C’est une culture, mais l’organisation sécrète la culture. La connaissance, développer la connaissance, faire élargir un corpus, et des équipes métier. Vous voyez bien qu’il faut repenser.
Lorsque vous demandez aux médecins finlandais combien de temps ils consacrent au curatif, ils vous répondent : trois quarts. « Et le reste, que faites-vous ? – de la qualité. On va dans les entreprises, dans les quartiers, dans les écoles, et on éduque, on enseigne, on explique. » Mais nous, on fait de l’abattage. Eh bien, non. Ce système est mort. Il faut tirer un trait dessus. On crée un cadre global, excusez-moi d’être brutal, mais il faut aller vite. Stratégie populationnelle, oui, cela me paraît bien, mais il faut prioriser, il ne s’agit pas de saupoudrer, ça ne sert à rien le saupoudrage. C’est terminé.
Ne pas hésiter à bousculer. Par exemple, sur la vaccination, j’ai entendu comme vous que les Français étaient de plus en plus sceptiques… eh bien on mène la bataille ! Et puis les journalistes qui empêchent, on les vire. N’écoutez pas trop les chaînes d’informations, parce que ce sont parfois des lessivages de cerveaux. Dépistage contre le cancer. Si nous n’avions pas fait ce travail-là, nous n’aurions pas fait les progrès que nous connaissons. Lutte contre le tabagisme. J’espère que l’on ne va pas céder à un certain nombre de lobbies en la matière. Tout ne se juge pas sur les seuls indicateurs et les résultats.
Enfin, il faudrait changer le premier recours. Nous sommes le seul pays du monde qui croit que le petit médecin, avec sa petite médecine dans son petit acte, c’est le fondamental. Terminé. D’abord, on les paye mal. On les désespère. Nous sommes tous des Mme Michu. Nous avons tous mal au dos et quand le ministre de la Santé va sur un plateau télé – je ne parle pas de Marisol Touraine – pour dire : « Je vais traiter le problème de mal de dos des Français », là, nous sommes mal partis, mesdames et messieurs.
La prévention réduit les risques, elle ne les supprime pas. Nous sommes un pays très développé et donc nous devons passer à la vitesse supérieure. D’autant plus que la montée en puissance de la connectique va totalement bousculer les choses. Je ne sais pas quel sera le modèle de demain, en tout cas il est clair que cette révolution-là est en cours.
Le déficit cumulé de la Sécurité sociale, c’est 218 milliards d’euros. Les intérêts que nous payons tous, sur nos revenus, fiches de paye salariales ou travailleurs indépendants (je suis travailleur indépendant) représentaient au 30 juin, 45 milliards d’euros d’intérêts, c’est autant d’argent gaspillé. Vous rendez-vous compte de ce que l’on pourrait faire avec 45 milliards d’euros en matière de prévention, de promotion de la santé, d’équipements, d’amélioration des prises en charge ?
Je ne cesse jamais de citer notre ami Voltaire, qui a tout dit, il y a 250 ans, dans sa lettre au marquis de Maupertuis : « Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. »
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