Y a-t‑il des leviers sociologiques pour faire évoluer les habitudes de vie ? Jean-Pierre Corbeau
Palais Bourbon – Salle Colbert – 20 Novembre 2014
Je suis professeur émérite de sociologie de l’alimentation et je vous parlerai de l’évolution des habitudes alimentaires.
On distinguera d’une part le « triangle du manger », que je vais vous expliquer, et d’autre part les « identités alimentaires », qui correspondent aux trois répertoires alimentaires que constituent nos habitudes alimentaires. Le problème des changements d’habitudes alimentaires entraîne le problème de la transformation de l’identité. Ce n’est pas négligeable.
Je voudrais également, puisque je suis très impliqué dans les réseaux de santé, avec bien évidemment des médecins mais aussi beaucoup d’acteurs et d’agents de santé sur le terrain, évoquer la question suivante : que faudrait-il faire ou ne pas faire pour arriver à avoir des résultats ?
Commençons par le « triangle du manger ». Le mangeur n’existe jamais seul, il existe toujours face à un aliment qu’il va manger dans une situation donnée. Et il faut toujours considérer les trois éléments. On ne peut pas isoler le mangeur sans dire ce qu’il mange ni dans quelle situation il est. Les changements de mutation, d’habitudes alimentaires doivent toujours prendre en considération ces trois sommets du triangle. On voit bien que les habitudes et les rythmes alimentaires changent. L’école peut complètement structurer des journées alimentaires, dans le cadre des repas à la française. On peut essayer d’agir sur le rituel alimentaire, sur les habitudes ou les non-habitudes, c’est-à-dire quand ces habitudes n’ont pas été transmises par la famille à l’enfant ou à l’adolescent.
Les identifiants du mangeur sont le genre, l’âge, la catégorie sociale, la catégorie socio-économique, le type de trajectoire dans lequel il est – avec des ruptures, des familles monoparentales, etc.
C’est pourquoi, il est nécessaire d’avoir une approche complexe et de ne pas décréter « Y’a qu’à, faut qu’on » avec un mangeur qui serait tout sauf pluriel.
Car le mangeur est d’abord pluriel. Il peut avoir des références religieuses et des références de représentation. Ces dernières se modifient à travers le temps, bien sûr. Le fait que les animaux soient de plus en plus des animaux de compagnie et qu’on les anthropomorphise d’une façon extraordinaire font que le lapin, par exemple, devient un plat plutôt ringard dont la consommation devient chez certains éthiquement condamnable. On voit combien nos habitudes alimentaires ont changé par rapport à des petites bêtes que l’on a maintenant plus l’habitude d’habiller que de manger.
Évoquons maintenant les répertoires de l’alimentaire. Il en existe trois.
- Le répertoire du comestible : notre alimentation devient plus végétarienne au nom du gaspillage. Les portions de viande que nous mangeons, si nous sommes ritualisés dans des structures de repas, sont beaucoup moins importantes qu’il y a quelques années. J’apprécie personnellement le lipidique, je défends certaines formes de gras festives. Ceci étant, je mange beaucoup moins gras que mes parents et encore moins que mon grand-père, dont j’ai retrouvé les menus. Avec les étudiants qui travaillent sur des histoires de famille, on s’aperçoit que même les personnes qui mangent très gras à l’heure actuelle mangent beaucoup moins gras que leurs parents ou leurs grands-parents. En termes de santé publique, cela fait belle lurette que les comportements ont changé. Il faut arrêter d’utiliser une sorte de métalangage qui stigmatise et culpabilise des comportements qui n’existent plus en réalité dans les faits ou beaucoup moins.
- Le répertoire du culinaire. Pour la restauration scolaire – j’ai la chance de présider le groupe de travail de restauration scolaire au CNA, Conseil national de l’alimentation – c’est très important. On peut apprendre aux enfants que des aliments peuvent être festifs sans passer forcément par la friture !
- Le répertoire du gastronomique, c’est de réenchanter, de construire une histoire qui nous parle. « Quand je mange cela, cela me fait plaisir, cela m’évoque des souvenirs, cela me permet de communiquer avec l’autre. » C’est tout cela le répertoire gastronomique. Ce n’est pas uniquement dire « Je mange haut de gamme », c’est : « Je mange quelque chose qui fait que je me pense en train de manger et j’en ressens du plaisir. »
Quelles sont les conditions qui permettent la modification des habitudes alimentaires ? Il ne faut jamais réduire l’alimentation
à sa simple fonction nutritionnelle. Autrement dit, quand on éduque, il faut toujours se souvenir du triangle, toujours se souvenir de la dimension symbolique et culturelle des aliments. Des personnes inscrites dans des trajectoires populaires ont des préférences alimentaires différentes de celles qui sont issues des catégories dominantes de la grande bourgeoisie. On peut manger sain selon ses propres préférences. Après, on peut faire glisser les codes du comestible et du culinaire, mais il faut toujours savoir que l’on ne va pas médicaliser l’alimentation du non encore malade. On peut remettre le mangeur dans sa propre trajectoire pour éventuellement obtenir des modifications, mais ce seront des modifications négociées, qui ne vont pas briser son identité culturelle et sociologique. C’est la première condition.
La deuxième condition, je le dis parce que je travaille dans des réseaux de santé, est d’agir en situation. Cela veut dire mettre les personnes en face de l’aliment. Sans ce rapport concret à l’aliment, vous pouvez obtenir exactement le contraire de ce que vous vouliez faire. On a travaillé sur les jeunes enfants de 4 ans à 6 ans. Si vous leur donnez des conseils nutritionnels de façon « abstraite », une peur peut se déclencher qui résulte de cette déconstruction de l’aliment quasi médicalisé : « Mon dieu ! Manger devient dangereux. » On fait une bien meilleure éducation nutritionnelle quand on mange, quand on cuisine ensemble. Il faut développer des ateliers cuisine, et si possible pas forcément dans l’école, parce que beaucoup de choses lui sont demandées, mais à l’extérieur de l’école, avec une approche pluriculturelle.
La troisième condition : l’aliment qui se trouve là, dont on me dit qu’il est l’un de ceux qui vont modifier mes habitudes alimentaires, il faut que moi je le ressente comme quelque chose qui me fait du bien, qui me donne du plaisir et qui me raconte une histoire que je peux partager avec d’autres personnes ; c’est-à-dire que je me reconstruis une autre identité, légèrement différente de celle qui était la mienne au départ. C’est ce que l’on appelle de la dynamique de groupe.
Docteur Jean-Michel LECERF
Merci pour cet enthousiasme alimentaire.
Mme Anne-Sophie JOLY
Présidente du collectif national des associations d’obèses (CNAO)
Vous disiez tout à l’heure que nos grands-parents mangeaient beaucoup plus gras, mais ils avaient une activité physique qui n’avait rien à voir avec celle que nous avons aujourd’hui. Autre petite précision : on ne parle pas suffisamment du plaisir.
Jean-Pierre CORBEAU
Votre remarque sur la dépense physique est évidente. Autrefois les enfants allaient à l’école à pied, il n’y avait pas de chauffage central, etc. Finalement, il y avait dépense physique, même sans être un travailleur de force. Sur des catégories très défavorisées, l’information nutritionnelle est importante et il faut qu’on leur explique que n’est pas parce qu’il y a des petits grammages qu’il n’y a pas trop de gras, par exemple. Il ne faut pas dire : « Ce produit-là
est mauvais », mais plutôt : « Il faut manger moins de ce produit-là », sinon on repart vers la logique de satiété du modèle grand-parental, dans lequel il fallait d’abord avoir le ventre plein. C’est encore ainsi dans certaines populations de migration, on a envie de se remplir. Voici une logique sociologique : « Apprenons, dans le cadre du goût jubilatoire, qu’il ne faut pas que nous prenions trop de ce petit truc-là, parce qu’il nous a déjà apporté beaucoup. »
Philippe COURBON
Éducateur de santé, cabinet IDEE
Quels sont les liens entre les changements de comportements individuels et sociétaux ? Entre la « criminalisation » qui peut être induite par l’État à l’égard de la responsabilité publique, en termes de santé publique, et le choix individuel revendiqué par certains, qui diront : « De quel droit viendrait-on me dicter le comportement que je dois avoir à l’égard de l’alimentation, de l’alcool, du tabac et des comportements à risque ? »
La voie médiane me semble être l’éducation à la santé. Éduquer sous-entend bien sur le plan étymologique « élever », donc informer ; nombre de nos contemporains connaissent plus le fonctionnement de leur voiture, de leur ordinateur que de leur propre organisme.
Il faut réhabiliter cette notion d’information, librement consentie, sans criminalisation ni culpabilisation, pour que chacun puisse se l’approprier s’il le souhaite, au bénéfice de sa santé.
Des consommateurs aujourd’hui de plus en plus nombreux – au-delà des diktats un peu quantitatifs qui sont indiqués ici et là – sont intéressés, questionnés, passionnés par une sorte de cohérence à retrouver entre la gestion de leur santé et la survie de la planète. L’alimentation est au carrefour des enjeux environnement, agriculture, alimentation, santé. Il me semble que cela peut être un lieu de motivation pour certains d’entre nous, de se dire : « Je peux être aussi acteur d’un choix qui, au travers de mon assiette, de mes comportements de vie, est contributif à une évolution sociétale, économique, voire géopolitique. » Mais tout cela sous-entend et présuppose une perception anthropologique d’un prisme global, où l’individu n’est pas isolé du corps social, environnemental et planétaire, où il peut être réhabilité dans cette dynamique d’acteur de sa santé, acteur de la vie et de la société. Dans une période où on a parfois l’impression d’être dépossédé de tous nos choix, c’est à prendre en compte.
Jean-Pierre CORBEAU
Je ne peux pas répondre sur l’individualisme, cela nous emmènerait trop loin. Simplement, puisque l’on demande les indicateurs, les leviers sociologiques, je dirai que toutes les enquêtes que l’on peut faire sur le terrain – et quoi qu’étant émérite justement, je suis encore largement sur le terrain – que les préoccupations de la planète, et n’y voyez aucune attaque contre un mouvement écologique quel qu’il soit, sont quand même très marquées socialement.
Plus on a affaire à des catégories défavorisées, moins vous avez ce sujet-là. J’avais cru comprendre que l’on voulait plutôt s’intéresser aux catégories les plus défavorisées. Je pense que la solidarité planétaire, beaucoup n’en sont pas encore là. Il y a plutôt l’idée de se réapproprier l’histoire du groupe et de la trajectoire, de reconstruire des identités malmenées, écartelées, pour des raisons individuelles (familles séparées ou absence de famille, etc.) ou pour des raisons plus collectives. C’est pourquoi, dans ce contexte-là, il est plus intéressant de faire des sortes de groupes de paroles – avec ce terme les psychologues vont arriver vers moi –, je veux dire agir collectivement sur des personnes relativement semblables, de façon à reconstruire des identités sécurisantes. Changer l’habitude, cela ne peut pas se faire si on ne s’intéresse qu’à l’individu seul. Dès qu’il sera confronté au même problème – Kurt LEWIN [1]l’a déjà démontré il y a soixante ans –, il reviendra à son habitude antérieure. Modifier les comportements doit être une décision de groupe.
Docteur Jean-Michel LECERF
Il faut se rendre compte qu’un certain nombre de ceux qui changent leurs habitudes alimentaires sont souvent ceux qui mangent déjà d’une façon assez équilibrée. Le gros problème est de s’intéresser à tous ceux qui sont à la marge, défavorisés, ce sont eux les populations à risque. La pression exercée sur la population est souvent excessive : vous mangez mal, on mange mal. On mange beaucoup moins mal qu’avant, mais on bouge moins qu’avant aussi, on l’a bien dit. Il y a 30 % de la population laissée pour compte, dont 20 % de très pauvres. Je crois que c’est vraiment cela l’enjeu.
[1] Psychosociologue américain.
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